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OULIPO
Texte tiré de JARGON & ECRITURISME, Hétérodoxies du langage dans la création poétique et  picturale
Thèse de Brigite Bardelot.

 

“L'exploration du langage, appréhendé comme un monde objectif ( mais non comme un corps lacanien!) est la tâche que s'est fixée l'OuLiPo… Il s'agit de décrire (ce) monde, de le découvrir et non de le construire  ou de l'inventer, car il existe en dehors de l'esprit humain et indépendamment de lui .”

Né du Collège de 'Pataphysique, moins confidentiel et secret que lui, l'OuLiPo rassemble des mathématiciens et des écrivains:  écrivains et mathématiciens, mathématiciens-écrivains, mathématiciens non écrivains, écrivains non mathématiciens ( déjà les combinaisons oulipiennes sont nombreuses), mais tous sont joueurs d'échecs ou de go, passionnés de logique, de stratégie et partisans de méthodologie scientifique appliquée à la littérature.

L'activité de cet ouvroir un peu spécial commence là où se termine celle du Collège de 'Pataphysique:  ”Le verbe est intimement potentiel ( et par là ontogénétiquement 'pataphysique) ou générateur de solutions imaginaires.“ Ainsi, aux "solutions créées " que nous propose la littérature, se substituent les "solutions créantes"  de la "LiPo", susceptibles de se développer à partir d'elles-mêmes et au-delà d'elles-mêmes , par étalement rhizomatique, prévisionnelles par leur mise en  oeuvre , toujours imprévues quant au résultat.

Bien qu' exploitant les recherches de la linguistique savante, les Oulipiens se distinguent des linguistes par un goût immodéré et irrépressible du jeu. L'humour est le trait fondamental et la condition même de toutes les expériences, destinées, il est nécessaire de le souligner, à établir et à proposer de nouvelles structures aux écrivains en mal d'imagination. Mais, s'il s'agit bien d'un divertissement sérieux, il n'est pas question  pour autant de littérature expérimentale ou aléatoire.

“Toute oeuvre littéraire se construit à partir d'une inspiration [...] qui est tenue de s' accomoder tant bien que mal d'une série de contraintes et de processus qui rentrent les uns dans les autres comme des poupées russes.” A l'ordre de ces contraintes, il y a celles du vocabulaire et de la grammaire, celles qui sont inhérentes aux règles du genre (division en chapitres pour le roman, règle des "3 unités" pour la tragédie classique ou versification du sonnet par exemple). Ce que certains écrivains introduisent occasionnellement ou avec insistance dans leur oeuvre, mais trop souvent dans une seule direction (néologismes, contre-rimes, homophonies, calembours...), l' OuLiPo entend le faire systématiquement, scientifiquement, sans négliger aucun recours aux possibilités ouvertes par les machines à traitement de texte.

La contrainte est le support de l'inspiration, elle en est aussi, le plus souvent, le révélateur. Il y a entre la structure et l'oeuvre le même rapport dialectique qu'entre la pensée et le langage: “La pensée fait le langage en se faisant par le langage.”  Alors, la contrainte est vécue comme une règle du jeu, et loin d'annuler tous les choix, elle stimule et impose, au contraire, des choix supplémentaires.

Le point de départ de l'expérience est le plus souvent une idée de jeu sur le vocabulaire: anagrammes, palyndromes, homophonies, bouts rimés... mais peut être aussi une structure mathématique:  développement algébrique d'une équation dont chaque terme est remplacé par un élément grammatical, séries numériques progressives, etc... On peut bien entendu trouver deux contraintes à l'origine d'un même texte, l'une portant sur le vocabulaire, l'autre sur la structure. La littérature "non-potentielle" la littérature en général peut parfois servir de point d'appui à un texte nouveau  mais cet "anaoulipisme" traitement analytique d'un texte préexistant est considéré comme moins inventif que  le "synthoulipisme": structure abstraite, sans support autre que la contrainte initiale, exercice privilégié et pur produit de la pensée oulipienne: “Les Oulipiens aiment travailler "à la limite", ils ont le goût du record, la passion du "sans-filet" .” On ne peut en douter un instant si l'on songe   à ces sortes d'exploits que représentent les 399 anagrammes du mot ulcérations de Georges Pérec; ou ses romans: La Disparition  et Les Revenantes, mi thrillers, mi exercices de style, ou encore les 1OO OOO milliards de poèmes  de Queneau !

L'effort créatif du travail de l'Ouvroir doit porter sur tous les aspects formels de la littérature, sans exception: structure alphabétique , consonnantique, vocalique, syllabique, phonétique, graphique, prosodique, rimique, rythmique, numérique, rhétorique et stylistique.

Les structures mathématiques, en particulier algébriques et abstraites des mathématiques contemporaines, permettent de découvrir d'intéressantes voies d'explorations mais elles ne sont pas les seules dans le domaine scientifique: la topologie considérations de voisinage, parcours obligés, ouverture ou fermeture des textes, présentation ou esthétique du texte (voir: Les Alphabets de G. Pérec ) joue aussi son rôle.

On peut analyser rapidement quelques principes et procédés pour éclairer la théorie.

Le traitement analytique d'un texte éxistant constitue l'essentiel de l'anaoulipisme. Il consiste par exemple  à extraire du texte tous les substantifs (S) et à les remplacer successivement par le 7ème nom commun qui le suit dans un dictionnaire choisi. On peut bien entendu faire varier chaque terme de la formule. (S) peut être remplacé par (A) adverbe ou par (V) verbe, (a) adjectif etc...7 pouvant bien entendu être remplacé par n'importe quel autre chiffre, (S)+7 n'étant qu'une variante de la formule (X)+n ou (X)-n. Pour épicer le tout, il est  possible d'appliquer n'importe quel type de combinaison au même texte: [(S)+7]+[(V)+2]+[(A)-3]...

Le texte originel est rapidement méconnaissable et les résultats obtenus, troublants, ne sont pas sans points communs avec les recherches surréalistes. En effet, ce que les Oulipiens nomment "opération de texte" n'est pas sans rappeler une célèbre rencontre de deux objets incongrus sur une "table à dissection".

( On est également parfois confondu par la ressemblance entre certains textes oulipiens obtenus selon ce principe et certains textes de Tardieu établis selon ses règles propres. En 1951, une comédie: Un mot pour un autre ,  qui n'hésite pas à bouleverser la langue, montre la force du langage dramatique en situation, lié à certains éléments comme les intonations de la voix ou les expressions du visage qui provoquent un cocasse et surprenant décalage:

 Madame:

” Impossible! On voit que vous ne le coulissez pas! Il a sur moi un terrible foulard! je suis sa mouche, sa mitaine, sa sarcelle; il est mon rotin, mon sifflet; sans lui, je ne peux ni coincer, ni glapir; jamais je ne le bouclerai. (Changeant de ton) Mais j'y touille, vous flotterez bien quelquechose: une cloque de zoulou, deux doigts de loto? ”

Madame de Perleminouse acceptant:

” Merci, avec grand soleil.”

Plus amusant encore: le principe des "chimères homosyntaxiques" permet d'écrire un texte en respectant une structure donnée à l'avance du type: VVSSSSASSVVSSSVSVASAS...(sachant que: S=substantif, A= adjectif, V= verbe). Dans cet exemple Noël Arnaud raffine encore en faisant commencer tous les adjectifs par a, les verbes par v, etc...: ” Voyez valser les saucissons, les salamis, les salaisons, les salpicons,abjects salmigondis! Et quelle salade.

Venez voir le sabbat des suppôts de Satan qui vessent, les salaud, et qui vomissent. Adorable Suzanne, Angélique Suzanne … ”

Cependant, le domaine spécifique oulipien est celui du synthoulipisme, des "structures sans appui", autour d'un vocabulaire limité ou spécial. (A ce titre, le langage informatique, en particulier l'Algol qui ne possède que 24 mots de vocabulaire, parait tout à fait suffisant à la composition poétique. ) Car tous les Oulipiens sont friands de versification!  Et l'on trouve quantité de manipulations possibles de la forme "vers" et de la forme "poème". Parmi celles-ci, les "holorimes"," simples ou à répétition",  consistent à écrire un poème de plus de deux vers de telle sorte que chaque syllabe d'un vers rime avec sa correspondante dans les autres vers, comme dans cet exemple du "Président-Fondateur", François Le Lionnais ( qui n'est pas sans rappeler certains essais de Joyce sur le nom de son héros  ):

Hou! Lippe, eau!

Où lipp? Haut?

Houx lit: "peau",

Houle hippo

Où lit, pot?

Cela conduit évidemment à des tentatives limites: composer des poèmes sans substantif, ni verbe, ni adjectif, comme celui-ci de Michèle Métail:

Ot! ap! dcd! s ac d gn?

Né a id, t fé ét mé d ds rp d ab ébt d lu ba, d bb kkot,

dIn kot, d at idl, dpag ag, d bé ddrojb, dkd ko, d ajt, dnrv, doqp.

Nrj mu, rig fig oro d sé hev.

Av.

Dans sa forme extrême le poème  peut pourquoi pas? se réduire à un seul mot, une seule lettre,  quelques chiffres, une série de signes de ponctuation. Ou bien devenir le diagramme de sa structure. Ces tentatives aux frontières de l'inexistant seront exploitées, souvent très heureusement , par les artistes du Mouvement Lettriste, en particulier par Isidore Isou et Maurice Lemaître qui en tireront une théorie esthétique.

Tous les procédés de l'OuLiPo, et ils sont infinis, ne sauraient améliorer la qualité d'une oeuvre littéraire quelquonque. Cependant, libre à chacun de s'imposer son propre cahier des charges et sa règle du jeu personnelle. L'important reste que les jeux permettent de lever les vannes de l'inhibition et de découvrir dans le divertissement, les ressources de son propre imaginaire.

Bien que n'ayant qu'un rapport "oblique" et épisodique au jargon, l'OuLiPo révèle, d'une manière logique et "scientifique",  la multitude des possibilités de manipulations combinatoires qui font de la langue même vieillie, usée, sclérosée, inadéquate... un matériau  incroyablement plastique, capable de se déstructurer et de se restructurer au gré de chaque créateur. Un tissu vivant, palpitant, docile à se soumettre  aux moindres fluctuation de la pensée, de la plus sage à la plus folle.