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JARGON
Texte tiré de JARGON & ECRITURISME, Hétérodoxies du langage dans la création poétique et  picturale
Thèse de Brigite Bardelot.

 

I. Origine du jargon, histoire, mémoire: formules magiques, comptines
II. La Langue? Une
"forgerie" de mots.
III. Le Jargon est-il un monstre,
une méthode ?

 

 

 

 

I. Origine du jargon, histoire, mémoire: formules magiques, comptines

« superkalifradgilistiquépigadéloucious … »  
                                                                         (Marie POPPINS)


Elle:
Oulalalalaï!…
loukatilosouk! 
Qui vascalava? No bibi hin!
Lui:
Calmina ma loviniou
Elle:
Ma so cradopoulo!
Lui:
Daqui OMO micro
é crapoto bastafouitt !
Elle:
Oh so touti minirikiki!
Lui:
Ma kif kif costo
Elle:
Humm, qué séra séra
Elle:
Oh sobonoclin lo milou
é so doudou locoto
Bravomomicro)
(en l'embrassant: )
Humm gro crapoulo
          
OMO Micro, lo touti rikiki, maousse costo. (publicité  OMO  hiver 1991-92 )

Le jargon est partout présent dans notre vie. Il s'y glisse et s'y intègre avec tant de facilité   que nous n'en avons pas toujours conscience; du moins, si  nous le ressentons comme une étrangeté passagère, rarement nous le percevons comme  mettant en défaut notre compréhension.

Cette publicité télévisee pour une lessive très connue est passée plusieurs fois par jour pendant plusieurs mois. Comme cela arrive bien souvent, ce sont les enfants qui les premiers  l'ont comprise, retenue  et diffusée dans les cours de récréation. Leur esprit plus frais, moins corseté par les conventions que celui des adultes , a immédiatement été séduit par l'humour de ce langage différent et par l'orthographe qui aurait pu être la leur. Associée  aux images d'une scènette un peu bouffone — deux chimpanzés très  "civilisés" vantant les mérites de la fameuse lessive, dans un intérieur de français moyen—, l'évocation sonore parlait directement à leur imaginaire. Le côté "formulette" le rendait facile à mémoriser et se lancer les répliques au milieux de la conversation, en inventer d'autres, contaminer tout le langage, renforçait la connivence des enfants, soudait   le groupe  et les mettaient en joie. Quant au message réel, qu'ils avaient parfaitement saisi, il était nié comme ne les concernant pas. Les adultes furent certainement plus déconcertés.
Cependant, la conception sonore et visuelle de ce slogan répond à une structure précise, mélange phonétique de mots anglais couramment employés en français: ma loviniou = my loving you, cline = clean, de mots étrangers devenus argot: souk, kif kif, qué séra séra, et de mots argots actuel: loukatilosouk = look at(ez) le souk (traduction personnelle: Regardez ce désordre!), Qui vascalava? ( "qui va [se] laver ça"? ou "Pour qui le "iln'y a qu'à laver ça"?), cradopoulo, fabriqué à partir de cradoc = sale et boulot, crapoto bastafouitt = crapoteux, crade, cradoc, basta = assez, fouit= évocation sonore de la fuite, de la disparition (traduction : "et la crasse disparait!"), sobonoclin lo milou = so clean= si propre, bono = bien, ou sobono = si bien, milou = peut-être la laine, par parenté sonore  du l et l'évocation du doux ( trad. : "elle est tellement propre et douce, la laine"),touti minirikiki, maousse costo ("tout petit mais  sacrément costaud"), bravo omomicro ! (: "bravo ma lessive à "micro-particules"!) Le message apparait comme en filigrane sous la syntaxe et le lexique inhabituels. C'est  l'image sonore des mots vaguement familiers bien que méconnaissables qui rend la formulation  intelligible en lui donnant un sens en quelque sorte parallèle au sens réel.  La nature   même du jargon consiste à  enfouir les mots et la grammaire sous quelque chose d'opaque qui leur ressemble sans   être  eux réellement;  voilés-dévoilés, juste assez pour que le sens affleure. Ce slogan publicitaire est une  forme archétypale du jargon;  nous le retrouverons sous d'autres plumes.
Sous sa forme vocale, l'abondance  des voyelles sonores oblige à un rythme et à un ton  qui lui donne une qualité mélodique aussi simple que celle  qui accompagne d'ordinaire les paroles des comptines. Cette parenté est sans doute une raison de son succès auprès des enfants.


Parce qu'elle appartient en propre au domaine de l'enfance, la comptine ou la formulette, mi-poème, mi-chanson, est reléguée dans les genres dits mineurs, comme les vers d'éventail et de mirliton . L'enfant aime retrouver  et se répéter à loisir  le langage rythmé de la petite musique de chaque comptine  et s'accapare les mots comme il croît les comprendre. 
        
          Am stram gram
          Pic et pic et colègram
          Bour et bour et ratatam
          Am stram gram
          Pic!

est la plus connue de nos comptines. Une des plus anciennes aussi. Elle fait partie du patrimoine culturel de chacun d'entre nous. Elle a été notre premier contact avec un jargon si l'on excepte le babil du nourrisson et pourrait être une pierre fondatrice —et inconsciente— de la construction de l'imaginaire commun.  D'origine germanique, sans doute déformée par l'usage, elle aurait d'abord   servi à décimer les prisonniers, d'où son rôle immuable d'exclure ou de désigner un membre d'un groupe. Certains folkloristes y auraient découvert cette traduction : vole, vole, hanneton, vole vite / cours, cours, cavalier, cours vite / Un deux, trois, c'est toi.
S' il y a quelque fondement  à cette version,  on peut se demander comment elle  a pu passer des soudards teutons au domaine de l'enfance et l'on  est en droit de    préférer le charme et le mystère  de la version originale à la traduction car « il est enfantin de se torturer l'esprit pour vouloir mordicus donner une signification à des sons qui n'en ont aucune. »
Elle a traversée les âges et les frontières, sans véritables modifications  malgré plus de 200 variantes: ainsi elle devient Emis cram cram / Pic aric aratatoune / Bour à bour a ratatoune / Emis cram cram  au Canada, As tra dam / Piki piki ram / Pouri pouri ram / A stram dam  en Grèce, et subit parfois une déformation dialectale, comme en Provence: In sin grin / Pique pique colégrin / Bourre bourre lacagrin / Mouscrin.
Héritage obscur du moyen-âge d'autant mieux conservé par la tradition orale  que la comptine est perpétuée dans une micro-société et un milieu  doublement fermés: celle des enfants — une tranche d'âge de ces enfants— et celui de l'école —précisément, de la cour de récréation et plus précisément encore: circonscrite au cercle de jeu. Cette désignation par le hasard est en quelque sorte chargée d'une décision oraculaire et procure aux participants le trouble plaisir d'un "suspense" qu'un simple tirage au sort ne saurait combler. Dès les prémices de l'adolescence la formulette sera reléguée mais jamais elle ne sera oubliée. Elle se retrouve parfois sous des formes semblables chez les adultes: les tisserands les utilisent pour compter les fils créant un motif, les ménagères pour compter les mailles d'un tricot, certains photographes pour mesurer le temps d'opération des bains ou des manipulations. Survivance d'un rite incantatoire ou utilisation de la comptine comme "sablier", cette attitude mentale archaïque est une résurgence  de celle de l'enfant prononçant  ses formulettes ludiques.
Héritage ancestral, avons-nous dit? La plupart  sont, en réalité, des bribes de chansons et des formulettes mnémotechniques scolaires, héritées du XIXème siècle où l'  apprentissage "par cœur" était considéré comme le fondement de toute méthode  pédagogique ( mais où est donc Ornicar ! ; Je m'appelle deux pieds, deux ailes / j'aperçois une jambe de bois…). Presque toutes sont anonymes. Cependant, certaines comptines sont le fait d'auteurs et de poètes  célèbres, une sorte d'exercice de style, une figure obligée ,  comme  celle ci:
         
          Mirlababi surlababo
          Mirliton ribon ribette
          Surlababi mirlababo
          Mirliton ribon ribo.         

composée par Victor Hugo à l'adresse de ses propres petits-enfants. Encore s'est-il inspiré sans aucun doute  d'une formule cabalistique  connue à l'époque  pour être dite dans une pièce du théâtre des Marionnettes, jouée à Paris depuis 1722: Mirlababi, Serlababo / Mirlababibobette. Elles se ressemblent en tout cas étrangement. 

Inventées par des adultes ou par des enfants eux-mêmes, formulettes et comptines    appartiennent en propre à l'univers mental enfantin et ne sont pas aussi naïves qu'elles en ont l'air. Ce qui est sûr, c'est qu'elles  « diffèrent complètement de ce que nos pédagogues utilitaires  veulent à toute force enseigner »  . Souvent moqueuses ou franchement scatologiques,  leur rôle est avant tout pratique, elles servent à "compter" et à "élire" par élimination à l'intérieur d'un jeu et peuvent être très courtes: Bil bof / Bil bouf / Tal bouf  ou bien:  Djan djim' / Cloum' / Mistoup';  elles servent aussi à mémoriser: beaucoup d'entre elles comportent des listes de noms géographiques ou de rois, mais l'emploi   détourné qui en est fait, montrent que les  "récitants" en ignorent la signification  exacte ou  l'oublient délibérément. En réalité les paroles de la comptine ne sont presque jamais inventées mais plutôt détournées, déformées, et il est assez rare d'en trouver en vrai jargon. Celle-ci par exemple: Clis' miclis' miclis' miclasse / Tire bobi bobi bonasse / Zim' tasse ! malgré sa ressemblance avec du pur jargon, représente peut-être une phonétisation d'un patois dont la compréhension et le sens se sont perdus .  En tout état de cause, elles servent à l'enfant à communiquer à l'intérieur de sa société à lui : ses frères et sœurs, le cercle des copains.
Elles constituent souvent un refus agressif et ironique du monde des grandes personnes. Pourtant, la conversation des adultes est l'objet de la plus grande curiosité de la part de l'enfant et certainement ce qui l' intrigue le plus : il lui suffit, croit-il, de connaître le vocabulaire des grands pour accéder à leurs pensées ou  aux raisons de leurs actes. Mais il saisi phonétiquement ces mots, avec toute la marge d'erreur,  d'interprétation ou d'association que cela suppose. Le monde des adultes est un mystère inaccessible qu'il ne peut percer qu'en possédant un certain nombre de mots de passe. D'où sa fascination pour les "gros mots" qui lui sont interdits et que les adultes emploient à tous propos; mais aussi pour les mots compliqués, techniques ou scientifiques qu'il transforme, qu'il " concrétise" souvent  et surtout qu'il charge de vertus diverses. Dans toutes ses modalités, la création enfantine  répond à  deux besoins antagonistes: l'assimilation sociale qui le pousse à emprunter aux adultes tout ce qui éveille sa curiosité et un réflexe  de défense et d'isolement contre l'envahissement de son territoire mental. Il se  fabrique par tous les moyens dont il dispose, un monde artificiel, intermédiaire, où le jeu devient pratique magique.Le jeu est une règle librement consentie mais tout à fait impérieuse, un rituel pourvu d'une fin en soi, accompagné d'un sentiment de tension et de joie, d'une conscience d'être autrement que dans la vie courante. La comptine formalise ces deux caractères nécessaires au rituel, le Sacré  et le Secret.     
L'enfance est l'âge des secrets bien gardés. Qui n'a eut du goût, au temps où il était écolier, pour les messages cryptographiques inventés de toutes pièces, les mots de passe ou de reconnaissance, les encres invisibles si "sympathiques", ou les langages inconnus réservés à son propre usage?
C'est pourquoi il conviendrait d' « arriver à comprendre des comptines à première vue inintelligibles et [de] faire tomber ce préjugé, à la fois savant et populaire, que les enfants juxtaposent des sons au hasard et se distinguent par là des grandes personnes, qui ne parlent que pour dire quelque chose de définitif.»
D'ailleurs , comme le dit Théodore Flournoy: « les enfants sont très souvent  onomatopoïoi », or justement « l'onomatopée, l'énumération fantaisiste, l'imitation, le jeu inconscient des sonorités, la périodicité des mètres prêtent à ces improvisations enfantines une valeur éternelle et profonde. Je fais peu de cas du poète et du musicien qui ne tirerait pas profit de pareille leçons. Il suffit d'avoir un peu d'oreille pour saisir dans ces vers, en apparence puérils, une des correspondances intimes qui ont enrichi le fond et la forme de la poésie et de la musique modernes.» Il est un fait que ces divertissements de langage sont aussi la première accession de l'enfant à l'univers de la poésie, par une poésie à sa mesure et bien dans son caractère.

On ne saura jamais si les comptines sont des créations spontanées de l'enfant (donc, par définition, éphémères et alors comment expliquer qu'elles se retrouvent identiques aux quatre coins de l'Europe?); si elles sont des  compositions d'adultes destinées, exclusivement et intentionnellement, à plaire aux enfants; s'il s'agit d'emprunts de bribes de chansons, de fables, de sentences, voire de résumés de leçons scolaires, adoptés et retenus pour leurs seules sonorités; ou bien, comme l'affirment certains spécialistes, si elles sont d'anciennes formules magiques, créées et employées par les adultes puis perpétuées par les enfants après que leur sens et leur usage se soient perdus. Sans doute sont-elles le résultat de tout cela à la fois car ces différentes hypothèses apparaissent plus complémentaires que contradictoires.

Il   semblerait plus vraisemblable, d'ailleurs, que la formule am stram gram  soit à l'origine une formule magique, peut-être prophylactique, à l'usage des enfants. On peut en effet noter  sa ressemblance avec une incantation de sorcière relevée par le constructiviste russe Klebnikov, au début du siècle:
           
            shagadam, magadam,vygadam,
            pic pac, pacu ,
            pitz patz, patsou.

 ABRACADABRA est une autre de ces formules magiques que prononce la sorcière ou la méchante fée des contes. A l'origine formule cabalistique utilisée pour prévenir ou guérir toutes sortes de maladies, elle est directement transposée du monde secret de la magie —véritable vivier du jargon le plus archaïque— au monde fantasmatique de l'enfant. On la retrouve par exemple au Canada sous la forme d'une comptine qui n'a rien perdu de la force de l'ancienne incantation:
         
           Abrekebri brikebram' bracam',
           Sam' sa-ouam', sam' satan',
           Abrekebri brikebram' bracam',
           Sam'sa-ouam'.

Originellement, Abracadabra , qui n'a jamais sémantiquement varié depuis l'origine, a  probablement été forgé à partir du mot grec ABRAXAS dont la somme des lettres, selon la numérologie, symboliserait les 365 émanations du Dieu suprême.
Pour certains linguistes, cette formule pourrait   avoir une origine hébraïque, déjà magique,  car lu en boustrophédon ( palindrome de signes), elle donne: arba-dak-arba , littéralement: que le 4 anéantisse le 4  (ce qui n'enlève rien de son mystère!)   La symbolique des nombres de cette formule disposée en triangle et son explication conformément aux coutumes de la Gnôse, révèlerait sa vertu de protection contre les maladies.

«Il est des assemblages de sons ou de mots qui peuvent influer en bien ou en mal sur la destinée. »  L'idée selon laquelle les mots, les noms et les sons  auraient des pouvoirs particuliers  est  le support de toute la magie. En numérologie, la connaissance du nom des diables ou des anges, ainsi que la façon de les prononcer et de les  utiliser, permettrait d'en capter la puissance. Ce qui explique en partie la multiplicité de noms et de  sons simplement juxtaposés et l'inexistence de la syntaxe comme le montre cet exemple tiré du Livre des  conjurations du pape Honorius II : «Venez, venez par Adonay. Saday le Roy des Roys et Ati titeus, Azia Hyn, Jen, Minosel ei Chadam, Vay. Vaux, Ey haa, Eye, Exe a, EL,EL,EL, a Hy HAU HAU HAU. Va va va va! »

Cette croyance est répandue dans toutes les civilisations;  à l'instar des cabalistes,   bouddhistes et   indous pensent que les mots et les sons ont une vertu donnée et que leur répétition inlassable, sous la forme de mantras, est de nature à permettre à l'homme de contrôler le monde des esprits. Ainsi, OM qui est le symbole de tous les sons de l'univers en serait également la clé mettant toutes choses  en vibration.
D'où, aux  siècles crédules de la sorcellerie et de l'alchimie, quand on croyait le verbe chargé d'un pouvoir véritable et tangible, l'incroyable multiplication des formules,  incantations, invocations, conjurations et la prolifération de ce que l'on pensait efficace entre tout : le carré magique

S A T O R
A R E P O
T E N E T
O P E R A
R O T A S             
Celui-ci est bénéfique. Le carré SATOR est le type même   du palindrome parfait puisqu'on le lit dans tous les sens. Il était censé "faire danser les gens malgré eux" et servait à découvrir les sorcières qui ne pouvaient en supporter la vue.
En revanche, le suivant est considéré comme maléfique:


C A S E D
A Z O T E
S O R O S
E T O Z A
D E S A C
mais on en trouvait réellement pour toutes les circonstances, même les plus invraisemblables, comme celui-ci:

R O L O R
O B U F O
L U A U L
O F U B O
R O L O R             
qui permettrait de voler sous l'aspect d'une corneille!

Il est nécessaire, cependant, de remettre ce langage étrange dans le contexte qui était le sien dans des  époques obscures et troublées. La civilisation occidentale accompagne les découvertes de la pensée moderne  d'une incroyable peur du diable. A la fois séducteur et persécuteur, sa polyvalence est telle et ses avatars si  nombreux qu'il faut multiplier à son égard les marques de respect, de soumission, ou au contraire de révolte et de protection. Il s'entoure d'une nuées d'acolytes aussi ridicules que terribles, aussi espiègles que tentateurs. Par leur présence massive, par leurs vices et leurs vilenies si semblables à ceux du commun des mortels, ils deviennent ainsi progressivement familiers dans toutes les couches de la société; de très nombreux procès en sorcellerie  en témoignent :  « Il dit de plus, que le diable parlait en langue vulgaire aux sorciers et quand il veut envoyer du mal à quelqu'un, le diable dit ces mots: Vach, vech, stest, sty, stu! » .
Toute la société baigne dans une civilisation ésotérique mais la sorcellerie est surtout le fait de communautés paysannes ou de paysans déracinés des villes. La plupart du temps, ce  sont des gens qui ne connaissent  qu'imparfaitement  le christianisme et le mélangent en toute innocence à des pratiques païennes venues du fond des âges. Prenant les paraboles au pied de la lettre et croyant aux miracles,  il paraît logique qu'ils croient aussi aux pouvoirs maléfiques de certains d'entre eux et  que quelques uns  aient pu  s'imaginer être réellement détenteurs d'une puissance  surnaturelle. Il faut dire que tout  est fait pour les persuader que c' est  à la portée de tout un chacun d'obtenir du pouvoir. Certains grimoires   donnent même ce genre de recette:
« Pour sembler être accompagné de plusieurs: prenez une poignée de sable et conjurez ainsi: Anachi Jeovah, Hoelena, Azarbel, rets cars sepr aye pora cacotamo lopidon ardagal margos paston eulia buget Kephar, Solzeth, Karne phaca ghdolossa lese tata. »
En 1581, le concile de Rouen défend de lire et de conserver des grimoires, sous peine d' excommunication. Mais en même temps, le petit clergé répand dans les campagnes une démonologie de la culture savante qui n'est comprise que par bribes et déformée par les fausses interprétations. La confusion est savamment entretenue par les théologiens entre pratiques bienfaisantes, rites de la St. Jean, utilisation ancestrale des simples, divinations, maléfices et pactes avec le diable. Condamnant toute conduite tendant à provoquer des résultats  hors du commun sans l'approbation de l'Eglise et de la médecine officielle, ils identifient comme péchés mortels même les recettes de guérison et de divination qui s'accompagnent de la récitation de psaumes ou d'invocations à Dieu. 
« La magie est un art de produire des effets de la puissance  du diable, sorcellerie ou maléfice est un art de nuire aux hommes par la puissance du diable. Il y a cette différence entre la magie et la sorcellerie, que la magie a pour fin principale l'ostentation, se faire admirer; et la sorcellerie, la nuisance. » (1618, minutes du procès d'Urbain Grandier)

Ainsi, lorsque que le magicien utilise à mauvaise fin les dons qu'il possède,  il devient sorcier.  D'autant plus facilement d'ailleurs que le mage d'une communauté est fréquemment tenu pour sorcier par les membres de la communauté voisine. En même temps qu'il devient un bouc émissaire, Ie sorcier se trouve investi d'une mission extra-ordinaire  par une société incapable de résoudre ses problèmes et de régler les conflits que ses institutions elles-mêmes génèrent. Comme instrument de libération des pulsions dangereuses ou malsaines du groupe, la sorcellerie offre la soupape qui permet le défoulement libérateur sous  une forme   violente  et spontanée   mais étroitement canalisée et réglée par le cérémoniel; ce n'est qu'à  la condition de respecter le rituel que le sabbat peut devenir le voyage initiatique, la traversée du miroir vers une autre réalité permettant de supporter sa propre condition. Et  dont le jargon serait le viatique.
Or les autorités ecclésiastiques ne pouvaient souffrir une  rivalité qui apparaissait comme  le calque corrompu de sa propre  puissance. Dans ce monde religieux à l'envers, le sorcier appelle sur lui la malédiction de l'Enfer comme le prêtre appelle la bénédiction du Ciel: sorts, conjurations et incantations sont les miroirs des prières et des bénédictions catholiques; l'invocation des légions de démons   a la même fonction que   les  litanies des saints  car, après tout,  les démons eux-mêmes sont des saints qui ont trahi leur nature. Ils révèlent les antagonismes de l'être et représentent le double maudit de chaque homme. Dans ce contexte, il semble logique  que le langage subisse en priorité les mêmes phénomènes d'inversion et d 'aberration. Si l'abondance d' expressions latines,  de mots grecs ou hébreux que l'on retrouvent dans les formules représente un gage de leur origine mystique, leurs sonorités  étranges  et "exotiques" renforcent le mystère et sont  les garants de leur efficacité.

Il ne faudrait pas croire pour autant que la pratique  des doctrines occultes et ésotériques soit l'apanage  exclusif d'époques archaïques et de populations crédules, elles perdurent, inchangées, dans notre monde moderne et septique. Au tout début de notre XXème siècle scientifique et technologique, le plus extravagant des sorciers, Aleister Crowley, défraie la chronique en professant qu'« il n'y a de dieu que l'homme », et provoque scandale sur scandale jusqu'à sa mort en 1947 . Celui qui signait ses écrits " the great beast"   et que les journaux considéraient  comme « le personnage le plus immonde du Royaume-Uni… » « l'homme que nous aimerions pendre …» , fonde  l'Abbaye de Thélème à Céfalù en Sicile, puis récidive à Tunis  par l'installation du Collegium Hermaticum, avec toujours le même corpus théorique  dont les deux lignes résume un vaste programme tout à fait épicurien:

«Fais ce que tu veux. Telle est la seule loi.
 Que l'extase soit tienne et la joie du monde: toujours.»
Dans le domaine qui nous intéresse, il nous a pourtant laissé quelques petites merveilles très surprenantes, parfois très amusantes (involontairement!), mais surtout éminemment poétiques. Par exemple cette formule d'amour qu'un prétendant doit déclarer d'une voix forte en regardant l'aimée dans les yeux ( et sans  s'émouvoir de son air interloqué!):

Eca, Zodocare, Iad goho
Torzodu odo kikale qaa!
zodocare od zodaméranu!
Zadorje, lape zodirédo Ol
Noco Mada, das Iadapiel!
Ilas! Hoatahe Iaida! 

C'est bien la plus inouïe des déclarations. Rien ne devrait étonner, pourtant, de la part de Crowley. Ne   proclame-t-il pas  dans ses Mémoires: «On a remarqué une étrange coïncidence, qu'un comté aussi exigu  [celui de Warwick où il est né] ait donné à l'Angleterre ses deux plus grands poètes —car on ne doit pas oublier William Shakespeare.»?

On  imagine aisément que Crowley et ses prédécesseurs  puissent avoir été davantage les victimes et les esclaves de leur imagination enfiévrée que de l'emprise des démons. Si l'on en croit Garinet: «Les folles croyances nous viennent des erreurs et des maladies de notre imagination. L'imagination est cette faculté de notre entendement qui nous représente des choses absentes, par la vue intellectuelle. C'est au désir de connaître que nous sommes redevables de ces précieuses découvertes [sur la nature humaine] mais il faut régler ce désir; quand il dépasse les bornes prescrites à l'intelligence humaine, il n'enfante plus que des monstruosités. C'est ce désir déréglé de connaissance  qui enfanta la magie, la sorcellerie, la divination. L'imagination tient l'Univers à ses ordres. Elle agrandit le monde et le peuple d'êtres qui n'ont d'existence que par elle. »  Selon cette définition il n'y a pas loin du sorcier à l'artiste et si le désir de connaissance est à l'origine de la sorcellerie, c'est bien le désir de savoir, et c'est bien l'imagination qui, en  dépassant "les bornes prescrites",   fait accéder l'esprit à la création, à l'art et à la poésie. Au risque  même   d'engendrer effectivement parfois des monstres, qui n'en sont , pour cette raison même, pas moins dignes d'intérêt.
La comptine familiarise l'enfant  avec des langages différents et lui ouvre un accès vers une poésie plus élaborée; de même, par le truchement de la magie, le jargon  fait son chemin dans les esprits, il acquiert   une certaine familiarité d'abord populaire puis qui ne tardera pas à devenir littéraire et poétique.
 

II. La Langue? Une "forgerie" de mots.

“Quand tu as besoin d'un mot que ta langue te refuse, invente-le.“
San Antonio: Champagne pour tout le monde.

Comment  se contenter du vocabulaire et rien que du vocabulaire pour exprimer la réalité des choses? Comment faire confiance aux mots pour n'être pas trahi? Comment ne pas  fouiller plus loin ou ailleurs? Comment ne pas aller voir derrière les mots ce qui s'y cache? Et dessous? Et entre?

De Villon à Joyce, et bien que ce ne soit pas toujours  la raison majeure de leur célébrité,  une extraordinaire pérennité du jargon  se maintient et parcourt tous les champs de la poésie, de la littérature et du théâtre, depuis le Moyen-Age jusqu'à nos jours .

Compte tenu des difficultés déjà, sources de jargon que représentent pour l'enfant l'acquisition de sa langue maternelle, on peut penser que l'origine du jargon  est aussi ancienne que l'origine des langues elles-mêmes.

Le plus souvent, il accompagne la langue en s'infiltrant dans ses interstices et, avec elle, la littérature.  Clandestinement pourrait-on dire, car la langue est l'instrument coercitif de l'élite qui ne s'en laisse pas  aisément déposséder. C'est aussi  une matière malléable qui se prête facilement et quasi instinctivement à l'expérimentation   scientifique  ou ludique. Quelle que soit la langue, il se trouve toujours quelqu'un pour estimer qu'elle n'est pas suffisante et qui cherche à la compléter, à en fabriquer une autre, plus adaptée et plus efficace, qui prendra place là où la langue ordinaire fait défaut.

C'est aux périodes de paix relative et de forte  expansion économique, au moment où la langue se fige , qu'elle se codifie d'une manière rigide, que le besoin de déviance semble se faire sentir. Au XIIème siècle, le français s'installe comme concurrent du latin et la littérature tâtonne pour trouver ses genres, mais au XVème, lorsque naîssent Villon et Rabelais, la France est forte, unie, prospère, sous la férule paternelle de Charles VII d'abord, puis sous la poigne de fer de Louis XI,  et la littérature est en  pleine efflorescence.  La Renaissance et le Classicisme   s' interesseront peu au jargon, trop occupés à faire sortir la langue de ses archaïsmes (bien que Molière…), mais il réapparait dès le XVIIIème siècle, à Londres, avec Swift en particulier, et  connaît ses plus grandes heures de gloire au XIXème  et au début du XXème siècles.  En France avec Nodier entre autres, mais surtout en Angleterre avec Lewis Carroll et James Joyce  qui lui donneront ses lettres de noblesse.

Si l'on voulait, à cet endroit, appliquer la théorie lettriste, on dirait que le jargon apparaît dans la phase ciselante (destructive) de l'évolution de la langue, lorsque la phase amplique (constructive)  parvient à un apogée qu'elle ne peut dépasser.  Evoluer ou mourir. A cette alternative que connaît toute langue à un moment donné de son déroulement, le jargon offre, indéfiniment, la ressource de la destruction et de la reconstruction expérimentales, comme ces monstres de laboratoire préfigurant l'hybride accompli.

 A défaut de pouvoir remonter jusqu'à la tradition orale précédant l'apparition de l'écriture, la plus ancienne trace de la présence d'un jargon  est peut-être  cette langue dont un extrait a été conservé par Athénée dans l'Histoire d' Héraclide de Lembus et que l'on devrait à  Alexarque, roi de Macédoine et frère de Cassandre,   fondateur d' Uranopolis la 1ère utopie en 316 av. J.C. ( A vie nouvelle, langue nouvelle:  la plupart des utopies effectue sinon une invention complète, du moins un remodelage plus ou moins profond de la langue, comme si l'utopie devait se constituer par  et sur  la langue nouvelle.)  Cependant, c'est Aristophane qui détint durant fort longtemps une sorte de record avec un néologisme de 121 Lettres  dans l' Assemblée des femmes .  Il fait constamment preuve d'une extraordinaire richesse verbale, d'un style imagé, d'un goût certain pour la parodie, les inventions et les combinaisons originales de mots. Dans Les Oiseaux (414), outre une manifestation peu habituelle dans la littérature grecque d'une poésie de la nature, il compose un Appel de la huppe  à tous les oiseaux qui ressemble fort à un poème en zaoum, composé lui, en 1922 par Klebnikov! Avec ses imitations et ses évocations (Epopopopoi, popoi …) presque didactiques sur toutes les espèces d'oiseaux et leurs habitats, l'antiquité la plus lointaine télescope brutalement nos "audacieuses" avant-gardes.

En France, les plus anciennes traces littéraires et poétiques de jargon remontent au Moyen-Age et cette époque est particulièrement florissante en inventions de toutes sortes sur le langage.  Le chapitre précédant a montré combien l'imaginaire populaire avait pu être profondément et inconsciemment influencé par l'atmosphère magico-religieuse dans laquelle   baignait la société. En réaction à la lourdeur de l'atmosphère ambiante, la littérature se déchaîne dans la parodie et la dérision la plus féroce. Comme le dit Robert Sabatier:  « Ici, c'est déjà le  "  Notre père qui êtes aux cieux… restez-y." de Jacques Prévert. » Parodies des hymnes latins à la Vierge en chansons à boire païennes, extravagances, amphigouries, coq à l'âne, entrelacs de paroles, jeux de mots, inventions verbales caractérisent les fatrasies qui s'intitulent  la Patenostre de l'usurier , le Credo du Ribaud, ou bien le Miracle de Robert le Diable  de Jean Bodel (environ 1200), dans lequel on trouve ce dialogue:

1er païen:

    Sabando bahe fuzaille
    Draquitone baraquite
    Arabium malaquite
    Hermes zalo

deuxième païen:

    Jupiter maquit Apolo
    Perhegthis.

ou bien encore le Miracle de Théophile  de Rutebeuf (environ 1250):

Ci conjure Salatin le deable :

      Bagahi laca bachahé
      Lamac cahi achabahé
             Karrelyos
    Lamac lamec bachalyos
        Cabahegi Sabalyos
              Baryolas
       Lagoszatha cabyolas
       Samahac et famyolas
              Harrahya

Il est remarquable que dans ces deux exemples, le jargon représente le langage non-chrétien, anti-chrétien même, puisqu'il est  à la fois celui des païens et celui du diable. Les païens se caractérisent par leurs références à la mythologie romaine et le diable s'appelle Salatin en référence à l'ennemi  musulman!; dans les deux cas le jargon apparaît comme la langue de l'étranger, de l'autre, de celui dont on doit se méfier. ( Ce procédé dure longtemps, on le retrouve dans la Farce de Colin, jouée à paris en 1440, et beaucoup plus tard, chez Molière qui exploite la même veine drolatique dans le Bourgeois gentilhomme:  Covielle et Cléonte conversent en pseudo turc, au grand dam de M. Jourdain.
Covielle: Carigar camboto oustin moraf.
Cléonte: Oustin yoc catamalequi basum base alla moran .
Covielle: Il dit: ì Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents!î
M. Jourdain: Son Altesse Turque m'honore trop et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.)
Le plus souvent, le procédé du fatras  consiste à  insérer dans un moule syntaxique correct et rigoureux, respectant  rime et mesure du vers,  des mots sans rapports entre eux quant à leurs sens: proverbes, termes obscènes, noms d'animaux, allusions littéraires ou politiques, métaphores amoureuses etc…

Au Moyen-Age, le langage et la pensée sont traditionnels, formalisés et ressentis comme tels. Cependant, fabliaux, ysopets, farces, soties, sont les lieux de l' ironie caustique. Elle s'exprime d'abord par la trivialité  et la dérision  du langage. La satire est partout et n'épargne personne, ni le pape, ni le roi. Le poète devient un dangereux subversif.

III. Le Jargon est-il un monstre, une méthode ?…

Au XXème siècle, écrire ne sera plus seulement raconter, ce sera retracer l'invention d'une parole assez forte pour vaincre la fatalité qui semble peser sur les mots. Expérience de la parole qui finit par se confondre avec une expérience de vie: le work in progress  plutôt que l'œuvre achevée.

Tous les poètes, sans doute, se sont essayés aux jeux de la langue qui leur permettent de repousser les limites aussi bien formelles que sémantiques. C'est, par excellence, la vocation de la poésie par rapport à la prose. Nous acceptons de voir la langue soumise à des acrobaties verbales qu'imposent la versification et la métrique, ce n'est  toutefois que la première, et la plus communément admise,  des mises en forme des sons et des sens. “Les mots aussi sont des objets fabriqués. On peut les envisager indépendamment de leur sens.“  Tous ont ressenti le besoin d'ajouter à la langue éxistante, en faisant preuve díimagination, de nouveaux mots plus aptes à traduire leur imaginaire profond, à partir de leur seule matière sonore. Il en va ainsi de Martel et de Dubuffet, chez qui la jubilation ludique tient lieu de règle, mais beaucoup aussi cherchent une méthode qui permette de théoriser et de rationaliser ces  jeux verbaux. De Roussel à l'OuLiPo , en passant par Tardieu ou Wolfson, les tentatives sont diverses et nombreuses  qui visent à  systématiser  la curiosité débridée des  poètes pour tous les phénomènes de manipulation syntaxique.